Enseignements d'une Day One Company

Chaque année, simultanément à la publication du rapport annuel, Jeff Bezos envoie aux actionnaires d’Amazon une lettre éclairante sur une partie de l’activité ou du fonctionnement d’Amazon ; c’est souvent passionnant, elles se trouvent toutes ici. Dans la lettre aux actionnaires de 2016, Jeff Bezos explique pourquoi il travaille dur pour que l’entreprise reste une “Day One Company”.

J’aime beaucoup cette lettre, que je trouve très inspirante et très éclairante sur ce qu’il faut entreprendre dans des grandes organisations, pourquoi pas l’administration, pour y maintenir ou réinjecter de l’envie d’entreprendre, de l’efficacité collective, de l’épanouissement de chacun. Ce que je vis aujourd’hui au sein d’AWS est assez éloigné de ce que j’ai vécu pendant mes premiers 15 ans de carrière, et ce contraste mérite de s’y pencher un peu.

Qu’est-ce que ça veut dire, “Day one company” ? L’image qui est convoquée par ces termes est celle de la start-up dans ses premiers jours : tout le monde est aligné avec les mêmes objectifs, la même envie de déplacer des montagnes, la facilité d’entreprendre des projets, la rapidité de décision et de changement de cap, … Et dès lors que l’entreprise croît, qu’elle accumule de l’historique, le risque est grand qu’elle bascule dans le “Day two company”, avec, selon l’analyse de Jeff Bezos, que je cite :
“Day 2 is stasis. Followed by irrelevance. Followed by excruciating, painful decline. Followed by death. And that is why it is always Day 1. To be sure, this kind of decline would happen in extreme slow motion. An established company might harvest Day 2 for decades, but the final result would still come.”

La première chose qui est intéressante, c’est de voir au travers de cette lettre que ce sujet est l’une des toutes premières préoccupations du PDG, qui va consacrer une partie importante de son temps à travailler sur les mécanismes et les éléments de culture qui vont faire perdurer cet esprit “Day one”. Si on veut améliorer l’efficacité collective dans les grandes entrprises et les administrations, il faut que l’encadrement supérieur s’occupe en priorité, en profondeur, dans le détail, dans la durée, du fonctionnement collectif et de la culture de collaboration. Au delà de l’importance que la lettre confère au sujet, ce qui me marque c’est que ce sujet est considéré comme complexe, ça ne va pas de soi pour Jeff Bezos qu’on va facilement y arriver, cela nécessite des efforts importants, du plus haut niveau, avec une capacité à réinterroger régulièrement le système pour prévenir les dérives. Le management n’est pas considéré comme quelque chose d’inné chez les managers et la formation, le mentoring, sont largement répandus.

Un des symptômes mortifères d’une “day 2 company”, tel que Jeff Bezos la décrit, est le fait que certains processus, qui ne devraient exister que pour aider à mieux servir le client, deviennent l’objet principal de certaines équipes. Ce qui se passe, c’est qu’on arrête de regarder le résultat collectif attendu, et on se focalise uniquement sur le fait qu’on réalise bien le processus. Cela ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de processus, ça veut dire que le processus doit être conçu pour l’objectif collectif final, et qu’on se donne la capacité de l’ajuster régulièrement (ou de le remettre en cause complètement) s’il n’est pas efficace par rapport à l’enjeu global, avec donc des métriques, et des boucles d’amélioration continue.

Si on regarde bien, certaines initiatives récentes de l’administration tirent les conséquences de ces constats. Les projets “dites le nous une fois”, qui consistent à mettre en place des échanges de données entre administrations plutôt que de redemander plusieurs fois la même information, décloisonnent les processus isolés pour en faire un seul qui fait sens à l’usager. Les projets de nombreuses start-ups d’Etat sont également basés sur la résolution d’un point de douleur de l’usager, et sont là pour les résoudre de bout en bout. J’ai aussi de nombreux souvenirs, dans ma carrière administrative, où en gestion de crise, toutes les équipes s’alignaient presque miraculeusement sur un objectif commun, qui pouvait être un objectif vital que tout le monde comprenait, intériorisait, et agissaient du coup de concert avec une efficacité redoutable : ce sont probablement mes meilleurs souvenirs.

L’idée, c’est d’aller plus loin et de considérer l’ensemble du système, pas uniquement des initiatives ponctuelles (bien qu’exemplaires) ou des alignements “accidentels” en situation de crise. Ce n’est évidemment pas facile, mais cela doit aussi concerner l’informatique, les ressources humaines, les finances, les achats, les services généraux, le juridique, dans leur fonctionnement quotidien.

Bien entendu, c’est d’autant plus difficile quand l’échelle est grande. Il y a beaucoup de raisons à cela, notamment parce que la coordination et la communication perdent le caractère spontané des petites équipes. C’est pourquoi on retrouvera à la base des organisations “Day One” à grande échelle :

  • des équipes autonomes dans leur fonctionnement quotidien. Ces équipes ne doivent pas dépasser la taille qui leur permet de se synchroniser quasi spontanément.
  • un renforcement de cette autonomie en limitant les frictions et les temps d’attente ; typiquement, les développeurs ayant besoin d’infrastructures doivent trouver leur bonheur en “self-service” dans le cloud.
  • des circuits permettant de prendre des décisions rapides quand les sujets dépassent le périmètre d’une seule équipe.

La théorie, c’est bien, et la réalité c’est encore mieux : Amazon Web Services fonctionne comme ça, au quotidien, et quand on travaille pour AWS, c’est extraordinairement confortable.